Le décès du Professeur Paulin Hountondji continue de faire réagir les universitaires. Dans un message mélancolique, l’enseignant au département de la philosophie à l’université d’Abomey-Calavi, Désiré Médégnon pleure le départ céleste de celui qui fut son maître de thèse. Il raconte l’anecdote de ses moments passés aux côtés de l’homme « d’une grande honnêteté intellectuelle». Lire son message.
Que puis-je vraiment dire de l’homme ? Que puis-je dire de ce philosophe dont la renommée et la notoriété ne sont plus à faire, tant il en impose par une carrure intellectuelle qui met tout le monde d’accord, y compris ses adversaires intellectuels, y compris les célébrités d’Outre-Mer auxquelles, nous jeunes apprentis philosophes du Bénin (et même, sans doute, de tout le continent noir), vouons admiration et culte ? Je me souviens du mot d’une amie : « Tu ne peux savoir quelle chance est la tienne de côtoyer quelqu’un de la trempe de Hountondji ». Mina – c’est le nom de mon amie – avait raison. Je n’ai pas toujours mesuré à sa juste valeur, la chance, la grâce plus exactement, d’avoir rencontré Hountondji et d’en être devenu l’élève, à vie. Que dire de cet homme pour qui je croyais n’éprouver que le respect dû au maître, et l’affection filiale pour le père qu’il était aussi, mais dont le décès, pour moi prématuré, m’a bouleversé au point de me faire perdre mes repères ?
Deux ou trois petites choses.
J’ai entendu parler de Paulin Hountondji, pour la première fois, en 1983 à Pobè, dans le Plateau, au détour d’un cours de philosophie que nous donnait un certain Claude Assaba, de vénérée mémoire, et dont j’apprendrai plus tard qu’il a été un des plus brillants étudiants de celui que nous pleurons aujourd’hui. J’étais alors à mille lieues de m’imaginer que j’aurai, moi aussi, l’immense privilège de devenir son étudiant, que je ferai ma thèse de doctorat sous sa direction et, au-delà de la thèse, un bout de chemin avec lui ; un bout, oui, parce que c’est nécessairement trop court.
En Hountondji, j’ai d’abord découvert un homme d’une grande honnêteté intellectuelle. C’est probablement à cette vertu que nous devons, pour une bonne part, la cohérence organique et l’unité de sa pensée, une pensée dont on sait qu’elle est appliquée à des sujets divers et relevant de domaines bien distincts (la science et la politique, entre autres). C’est à son honnêteté, ou peut-être plus précisément à sa sincérité, que nous devons, pour l’essentiel, la lisibilité d’une œuvre, d’une trajectoire intellectuelle dont les repères fondamentaux n’auront jamais varié, depuis l’ébauche de la critique de l’ethnophilosophie (au début des années 70) jusqu’à ses derniers écrits, sur les savoirs endogènes notamment.
En Hountondji, j’ai découvert un homme d’une humilité intellectuelle qui contraste avec l’étendue de sa culture, si elle n’en est pas la conséquence. Cette humilité est fondée sur une conviction forte : « La science naît de la discussion et en vit ». Nul ne peut donc se prévaloir de détenir la vérité, et de pouvoir se passer de l’avis critique des autres. On perçoit, avec cette idée, d’où Hountondji tient cette forme d’élégance qui le dispose à s’ouvrir aux autres, et même de préférence, à ceux qu’on pourrait considérer comme ses adversaires intellectuels, ses contradicteurs. On se souviendra, par exemple, que c’est au philosophe américain Richard Rorty, dont il ne partage guère la doctrine pragmatiste, qu’il laissa le soin de prononcer la conférence inaugurale du Colloque sur la rencontre des rationalités, organisé à Porto-Novo en 2002.
En Hountondji, j’ai découvert un pédagogue hors pair, à la fois exigeant et bienveillant. Et la première exigence, incompressible à ses yeux, est celle de la lecture. Avec lui, il fallait lire, encore et encore. L’autre exigence est celle de l’écriture, d’une écriture respectueuse des règles d’orthographe et de grammaire. Les séances de dictée auxquelles il conviait ses étudiants, y compris ceux qui étaient en année de Dea ou de Master (Bac + 5), obéissent à cette logique. L’excellence ne saurait être, pour les Africains, une option. Elle est une obligation. Cette conviction n’empêchait pas le professeur Hountondji de voir, même dans le travail modeste de l’étudiant moyen, des éléments d’encouragements qu’il s’attachait à relever et à valoriser. Cette bienveillance nous comblait et nous disposait à soutenir l’effort et à maintenir le cap.
Avec Hountondji, j’ai surtout fait l’expérience d’une personne humaine, empathique, généreuse, paternelle. Et si quelque chose le fait grand à mes yeux, c’est davantage son humanité que sa carrure intellectuelle, c’est paradoxalement l’humanité et la fragilité assumées de cet homme que rien ne rendait plus malheureux que le sentiment de ne pouvoir rien faire face à la souffrance de l’autre. Je me sens donc fondé à affirmer que la joie de l’avoir connu et aimé surpasse, de loin, la douleur que j’éprouve avec son décès.